Crise au Chili: Interview de la sociologue Emilia Tijoux

Emilia Tijoux,
sociologue, professeure à l’Université du Chili, analyse avec nous le mouvement social actuel au Chili, la répression, et le futur politique du
pays. 
Romain
Migus : Bonjour, pour comprendre
ce qui se déroule actuellement au Chili nous avons la
  chance d’être avec Emilia Tijoux qui est
sociologue, professeur universitaire à Santiago au Chili donc. Emilia Tijoux
merci beaucoup d’être avec nous, bonjour. Qu’est-ce que vous pouvez nous dire
déjà sur la vie de tous les jours en ce moment, comment vivez-vous les
événements actuels à Santiago et dans toutes les villes du Chili ?
Emilia Tijoux : Merci beaucoup, pour me donner la
possibilité de de m’exprimer. En fait le Chili a changé très, très,
vite après l’explosion sociale qui a commencé avec les jeunes étudiants lycéens, et encore une fois, je commence toujours par cela, dire que ce sont
les jeunes qui ont ouvert  cette demande de justice, d’égalité entre les chiliens. Et c’est à propos de l’augmentation du billet de métro que
l’explosion a commencé. Mais ce n’est pas ça la cause en fait. De mon point de
vue, il y a deux grandes choses à considérer. D’abord une question structurelle
d’inégalités, d’injustices, de maltraitance vers les secteurs les plus pauvres
qui est vieille. C’est quelque chose qui ne commence pas en 1973, c’est
historique, cette ségrégation, division des classes sociales entre le peuple
chilien. Vous
pouvez la voir dans les grandes villes et ailleurs comment est marquée cette
ségrégation. Et qui est aussi économique, sociale et culturelle. Mais après,
nous avons pendant la dictature deux moments très importants, la Constitution de 1980 de Pinochet qui est toujours en vigueur, ainsi que deux grands moments de privatisations. Un moment de
privatisation de l’essentiel, l’eau, l’électricité, le gaz, et après la
privatisation de la vie, les pensions, la santé, l’éducation,  l’habitat, les transports, etc. Et pendant
très longtemps, l’histoire de la peur installée par cette dictature qui s’est
déployée dans toute la société chilienne nous laisse comme une société
obéissante, tranquille, ou peu de choses se passent, on a exhibé aussi cette
société comme une société politiquement sure, économiquement stable, mais la vie des gens tous les jours est une vie extrêmement difficile à
vivre. Avec une grande souffrance sociale généralisée et qui a fait que des
gens vivent aujourd’hui dans la rue. Par exemple des personnes qui meurent dans les salles
d’attente des hôpitaux publics, avec une privatisation qui fait que les
médicaments sont impossibles à acheter, et en fait on voit souvent les gens
dans les pharmacies avec la prescription médicale à la main qui demandent « monsieur combien cela coûte ? », le pharmacien lui répond et la personne
s’en va sans acheter…, ça on le voit tous les jours. C’est-à-dire qu’il y a une situation
profonde. Et donc les corps, les esprits, des chiliens sont arrivés à un point
ou ça a éclaté. Et aujourd’hui ce que l’on peut voir c’est une rébellion
nationale, je ne sais pas le nom que l’on va 
donner à ce qui se passe, on parle de désobéissance civile, je pense que
ce n’est pas seulement ça.
Romain Migus: Je crois qu’il est bien de rappeler à ceux qui nous lisent que le néolibéralisme est né au Chili, c’est-à-dire que le Chili est le premier
à avoir expérimenté ce modèle avec la dictature de Pinochet et généralement le Chili était considéré dans les médias comme le bon élève, comme l’exemple à
suivre et peu de gens savent que c’est le pays le plus inégalitaire d’Amérique
latine, donc c’est aussi une rébellion peut-être contre ce système. Et puis la
question des jeunes, je crois qu’elle est importante parce qu’on a toujours
tendance à dire qu’au Chili la jeunesse ne connait pas ce qui s’est passé avec
Allende, que c’est une jeunesse apathique. Donc là vous confirmez qu’il y a peut-être
une véritable prise de distance de la population et puis de la jeunesse par
rapport au modèle hérité de la dictature et finalement à cette continuité
économique qui s’est exprimée depuis la dictature ?

Emilia Tijoux: Vous le dites très
bien. Il y a un système économique, où règne le capital, c’est le centre de la
vie, le néolibéralisme chilien est le plus mûr du monde il ne faut pas l
oublier, il a voulu être imité et ça
n’a pas marché. C’est un néolibéralisme d’une telle envergure, qu’il a aussi
mercantilisé les citoyens
 comme un objet
d’échange. C’est très profond cela,
 
cette idée d’oublier qu’il est toujours très bizarre d’être vu comme un
pays calme et démocratique etc., et d’autre part être avec un niveau de santé
mentale terrible, une pauvreté chez le troisième âge…
 une santé mentale pénible au niveau
national,
  comme disait Robert Castel au
Chili c’est l’insécurité sociale, c’est l’insécurité de la vie, c’est pas
l’insécurité pensée comme on va nous faire du mal…, c’est le mal que nous-mêmes
nous nous faisons par exemple avec le discours si individualiste, aujourd’hui
ce qui se passe il y a quelque chose qui a éclaté, les gens s’aident les gens se
sourient. Dans tous les coins. Il y a des gens des quartiers beaucoup plus
privilégiés qui sont dans la rue aujourd’hui, qui ont défilé dans les quartiers
 que l’on a toujours appelés les quartiers
riches. Et jamais on ne les avait vu sortir dans la rue massivement, il y a une
partie de la droite qui n’est pas d’accord avec le président Piñera. C’est-à-dire qu’il y a
quelque chose de social, mais en fait c’est plus que cela, une expression amicale,
familiale, mais qui est très réprimée en même temps. C’est-à-dire ça c’est le
côté merveilleux de la chose que personne ne peut nier. 
Au moment où nous sommes en train de parler, la
manifestation est nationale. En ce moment même nous avons le centre du Chili
rempli de gens, partout.
Romain Migus: il semble quil y ait une grève en ce moment et
demain aussi…
Emilia Tijoux:  Il y a une grève nationale, ce
sont les travailleurs du port, comme d’habitude, ce sont les syndicats, ce sont
les travailleurs des mines, les gardiens de prison… Les
gens demandent au président de renoncer, je ne pense pas que cela va se faire, ou
bien  sortir de son ministère  les personnes les plus nocives qu’il a pu
avoir comme ministres. Jusqu’ici il n’y a pas eu un geste à ce propos, je pense
qu’il aurait pu le faire. D’autre part c’est un homme assez seul, il fait
penser à Bolsonaro et Trump et je ne  vois
pas quels sont soutiens internationaux qu’il peut avoir… 

Romain Migus: ceux du Groupe de Lima…

Emilia Tijoux: ça ne fait pas beaucoup 

Romain Migus: oui effectivement cela ne fait pas beaucoup… 

Emilia Tijoux: La société chilienne a besoin du soutien des gouvernements du
monde. En ce moment c’est hyper important que l’on arrive à avoir ces soutiens,
 parce que la chose la plus terrible
qu’il peut nous arriver, moi je viens de cette génération-là, parce que nous
avons vécu le coup d’état, on sait très bien ce que cela veut dire les
militaires dans la rue qui sont chargés de l’ordre du pays. Et nous avons en ce
moment beaucoup d’excès qui sont en train de se commettre, l’
Institut National des Droits de l’homme vient de trouver
dans une station de métro qui s’appelle Baquedano, un
endroit où ils avaient commencé à amener des gens pour les torturer, et ça se passe maintenant, aujourd’hui. Et l’annonce a été faite publiquement. Il y a eu des
arrestations sommaires, il y a des séquestrations de gens dans leurs domiciles,
des maisons complètement abimées ou les policiers sont rentrés et on tout cassé, il y a des gens portés disparus,
que leurs familles n’ont pas encore retrouvé. Et à la porte de l’institut
médico-légal il y a plusieurs familles qui attendent de savoir si les cadavres
qui sont à l’intérieur ce sont les cadavres de personnes de leur famille.
C’est-à-dire on est en train de présenter la violation des droits de l’homme
dans toute sa dimension au Chili, mais nous avons besoin que tout cela se dise
à l’extérieur. Parce qu’il y a comme je vous disais ce côté merveilleux de
lutte sociale, mais le peuple est en train d’en payer le prix. Surtout les
personnes des quartiers les plus démunis, et les jeunes dirigeants, par exemple
hier les jeunes dirigeants lycéens ont été sortis de chez eux, les informations
sont là dans les réseaux sociaux, qui montrent comment on enlève une fille et
on l’amène dans un endroit, on ne sait où. Ce sont des jeunes. Je ne dis pas
qu’on puisse comparer ce qui s’est passé en 1973 avec aujourd’hui, parce que
sinon on serait déjà dans un stade, mais la façon dont les choses se passent
lorsque l’on donne l’autorité aux forces armées, voilà le résultat que nous
avons aujourd’hui et ça c’est très important.
Romain Migus : On a pu écouter des
déclarations qui font un peu froid dans le dos et finalement qui révèlent le
morcèlement d’un modèle économique et social. Lorsque la première dame du
Chili, a propos des manifestations fait référence à des hordes d’aliens ou à
une invasion étrangère, c’est finalement des gens dont elle ne supposait pas
l’existence qui sont dans la rue. Et la réponse qu’a donnée son mari c’est
d’être en guerre contre un « ennemi puissant », cet
 ennemi puissant c’est le peuple chilien tout
entier, et là je voulais justement venir sur une question
: qui manifeste ?
Est-ce qu’il y a un parti ou des partis politiques qui arrivent à canaliser cette
manifestation ou c’est une manifestation du peuple de manière spontanée ?
Qu’est-ce qui structure les manifestations au Chili en ce moment ? Est-ce
qu’on peut déjà le dire ?
Emilia Tijoux: Ce n’est pas structuré.
C’est cela qui est le plus intéressant. Mais c’est aussi inquiétant. C’est  une  manifestation massive. C’est-à-dire vous allez
dans la rue, la personne qui est là est avec vous et continue avec vous. Est-ce
une manifestation spontanée ?, pas tellement parce que c’est le résultat
de tout ce qui s’est passé, mais où il y a des organisations sociales, des
groupes des jeunes des centres culturels, des partis politiques aussi, mais qui
ne représentent pas en ce moment une issue, je ne peux pas parler d’un leader,
d’un nom, d’un projet, parce que la grande question qui se pose pour nous c’est
qu’est-ce qui va se passer demain ? On sait ce qui se passe aujourd’hui,
par exemple quand je parle avec vous il y a les hélicoptères au-dessus de ma
maison, on est avec ce climat de coup d’état déjà, pour nous les plus vieux. Mais
pour les jeunes, malgré l’instauration de l’état de siège, qui se commence à 20
heures au Chili, à 2h du matin les gens sont encore en train des chanter avec
des guitares un peu partout. Evidemment les militaires arrivent et tirent, il y
a quelques blessés, d’autres courent, mais les gens n’ont pas fait attention à
l’heure de l’état de siège, 18h, mais après 18h et jusqu’à je ne sais pas
quelle heure les gens étaient dans les rues et dans les quartiers populaires
les gens sont toute la nuit en train de danser, de chanter, se réunissent, tout
le monde crie et tout le monde tape sur des casseroles avec sa cuillère de bois
pendant des heures. Vous allez dans la rue, vous passez à côté d’un camion,
d’un bus ou d’une voiture, vous faites un signe et les gens klaxonnent pour
soutenir. Ça c’est  l’ambiance qui
existe, mais je pense que politiquement les gens ont perdu la confiance dans
les partis politiques. Des partis qui n’ont pas fait grand-chose pour changer
cela avant. C’est cela qui est terrible. On a tout laissé entre les mains d’un
président qui ne sait pas gouverner, qui n’a pas senti, qui n’a pas eu la
sensibilité sociale de sentir ce qui se passait contre lui. Alors ce que sa
femme peut dire, ça correspond exactement à ce que vous signalez, ils n’ont
jamais vu qu’il y avait un pays qui existait qu’il y avait des questions
sociales, qu’on était dans les hôpitaux, qu’on allait prendre le métro le matin
qu’on était là dans la rue, ils n’ont jamais vu. C’est aujourd’hui qu’ils le
voient, qu’ils le sentent, dans les positions que vous voyez déjà. On dit jour
à jour, et on voit que chaque jour la répression s’organise. Qu’elle s’organise
de mieux en mieux chaque jour. Donc je ne sais pas ce qui va se passer d’ici
une semaine ou un mois. Mais sinon on va continuer chez nous, on sera arrêtés
de nouveau, c’est possible, tout le monde a cela dans la tête. Il se peut
qu’ils viennent demain, qu’ils viennent après-demain, qu’ils arrivent, investissent
ta maison, t’amènent je ne sais pas où. C’est tout à fait possible et j’espère
que cela ne se passera pas. Parce qu’il faut voir que les militaires
aujourd’hui ne sont pas non plus très contents d’avoir eu tout le poids de la
responsabilité de ce qui s’est passé avec les civils, qui passent leur vie
super-bien et qui n’ont pas été touchés. Donc je ne sais pas non plus ce qu’il
y a dans la tête des militaires car je n’ai aucun rapport avec eux, mais
j’imagine qu’il y a des choses qu’ils doivent quand même penser. Alors la
répression ici vient non-seulement des forces armées ou  de quelques personnes des forces armées, mais
aussi de la police chilienne qui est connue à ce propos comme toutes les
polices ou la police française, mais une police hyper violente. Aujourd’hui ils
peuvent faire ce qu’ils veulent avec les gens, donc il y a beaucoup de blessés,
il y a des morts, on ne sait pas exactement la quantité ?, on est en train
de hurler pour savoir qui, mai il y a d’un autre côté une solidarité que l’on
n’avait jamais vue, les avocats jeunes et vieux réunis, pour savoir qui il faut
aller défendre, ou il faut aller, comment il faut les chercher, les médecins
également, ou il faut soigner quelqu’un, c’est-à-dire vraiment cela je ne
l’avais jamais vu. C’est la première fois que je le vois.
Romain Migus: est-ce que
vous pensez que c
est un
mouvement qui est parti pour durer ? Parce que s’il n’y a pas de parti
politique ou de structure qui puisse capitaliser ce que vous venez de nous
dire, est-ce que le mouvement est parti pour durer ou ça va finir par
s’essouffler ou par une répression gigantesque ?
Emilia Tijoux : C’est la grande
question.
Romain Migus: quest-ce qui a été semé dans la société chilienne avec ce
mouvement-là ?
Emilia Tijoux : vous posez la grande
question. Jusqu’ici ça dure et ça grandit, ça grandit tous les jours, ça
grandit vraiment, mais je ne sais pas si cela va tenir en grandissant parce que
je ne sais pas si de l’autre côté ils veulent que les gens se lassent, qu’ils
soient fatigués. Ça c’est aussi une technique. Mais jusqu’ici cela grandit tous
les jours. C’est de plus en plus grand. Et donc on se pose la question s’ils ne
vont pas sortir dans la rue et tuer des milliers de personnes ? C’est trop
de monde. Il faut voir que dans des régions hyper lointaines, dans des petits
villages, c’est ce qui s’est passé à Punta Arenas qui est de l’autre côté du
Chili dans le sud, au nord aussi à Arica, ils nous arrivent des villages ou il
y a deux-cents personnes dans la rue, le maire compris, et parfois avec le
soutien des policiers, c’est quelque chose d’inimaginable. Mais ma grande
inquiétude et c’est pour cela que j’appelle à la solidarité internationale,
c’est les excès, la répression, les formes de répression et la violence contre
les personnes aujourd’hui, surtout des jeunes, des dirigeants lycéens, des
dirigeants universitaires, des dirigeants qui luttent pour l’eau, les
écologistes. Ça aussi il ne faut pas l’oublier parce qu’ils ont été attaqués
aussi.
Romain Migus: merci Emilia Tijoux,
vous l
avez entendu ce que nous a
dit Emilia Tijoux, on réclame depuis le Chili de la solidarité internationale,
ça passe avant tout par une meilleure communication, donc n’hésitez pas à
partager cet entretien, à le faire connaitre autour de vous en solidarité à ce peuple
chilien, ce peuple merveilleux qui se lève contre les ravages du néolibéralisme
qui a détruit son pays depuis maintenant trop longtemps. Merci
  Emilia Tijoux, j’espère qu’on aura l’occasion
de revenir discuter avec vous.
Emilia Tijoux : merci Romain Migus, je
veux vous dire aussi que l’on vous remercie, les liens entre le Chili et la
France existent depuis quand même très longtemps, merci pour toute  la solidarité que nous avons eue en 1973 et
après, mais aujourd’hui  on a besoin de
vous, je pense que c’est important. A bientôt !