(Photo: Romain Migus)
Interview de William Gomez, maire de San Antonio del Táchira, ville frontière avec la Colombie
Dire que les relations entre le Venezuela et la Colombie ne sont pas au beau fixe est un doux euphémisme. Plus que deux pays, ce sont deux modèles politiques, deux conceptions de l’Etat qui se font face. Des zones désertiques de la Guaijira à la jungle de l’Amazonie en passant pas les montagnes andines, la frontière qui sépare les deux pays (2.219 km, presque autant que la totalité des frontières de la France métropolitaine) est aussi longue que sinueuse.
Dans les Andes, les postes frontaliers sont d’une importance stratégique. Sur ces points de passage se concentrent les échanges commerciaux les plus importants du continent. Habitués à concevoir la frontière comme un territoire commun et non comme une séparation, les populations échangent, vont et viennent, organisent leur mode de vie en fonction des aléas économiques des deux pays. Cette relation semble jouer sur l’équilibre régional transfrontalier.
Néanmoins, aux relations diplomatiques compliquées, s’ajoutent de nombreux problèmes liés à situation tumultueuse que connaît la Colombie depuis un demi-siècle. Narcotrafiquants, groupes mafieux, paramilitaires se livrent à un combat permanent pour le contrôle de cette zone frontalière, où abondent les richesses, qu’elle soit issue du commerce légal ou des trafics criminels.
Pour comprendre la dynamique de cette frontière, et son importance stratégique pour le Venezuela, nous sommes allés interroger William Gomez, maire de la ville frontalière de San Antonio del Táchira, principal poste frontière avec la Colombie.
Gomez est un jeune cadre politique du Parti Socialiste Uni du Venezuela (Psuv, le parti au pouvoir), élu maire de San Antonio le 10 décembre 2017. Lors de l’élection, il s’est largement imposé (48,64%) aux six candidats qui lui faisait face. Alors que nous pensions réaliser l’interview dans son bureau, nous avons eu la surprise de le voir débarquer dans l’humble hôtel de la ville où nous étions descendus. Assis dans un fauteuil en plastique à la réception, le maire nous apostrophe : « Je suis venu. C’est plus simple ». Dans le petit lobby, deux personnes accompagnent l’édile de San Antonio : un chauffeur qui fait aussi office de garde du corps (ou l’inverse) et une secrétaire. Une escorte qui peut prêter à sourire si l’on prend en compte les enjeux que représente cette ville frontalière pour les nombreux groupes criminels venus de Colombie.
En perpétuel déplacement afin de résoudre les problèmes de ses concitoyens, William Gomez a bifurqué pour venir répondre à nos questions et tenter d’expliquer la complexité particulière de ce territoire frontalier.
Extrait vidéo de notre interview avec William Gomez, maire de San Antonio del Táchira (en français)
Romain Migus : Peux tu nous expliquer la dynamique particulière de cette frontière avec la Colombie ?
William Gomez : Cette frontière est plutôt atypique en comparaison avec les autres postes frontaliers de notre pays. Les autres frontières, avec la Colombie ou le Brésil sont dans des zones plutôt inhospitalières, de grandes plaines, de savanes ou de jungle. Il n’y a pas de villes et il y a très peu d’habitants. Dans notre cas, c’est la rivière Táchira qui délimite la frontière entre les populations des deux pays, entre les villes de San Antonio du Táchira au Venezuela, et Cúcuta du coté colombien. C’est une zone très peuplée. De plus, San Antonio est le plus important point de passage international de marchandise de toute l’Amérique du Sud. C’est donc évidemment par ce poste frontalier que passe la quasi totalité des imports terrestres que le Venezuela réalise non seulement en Colombie mais en Amérique du Sud.
Avec tous les récents problèmes diplomatiques que nous avons eu avec notre voisin, ce dynamisme commercial a un peu diminué mais pas dans les flux migratoires. Depuis 2015, la journée est réservée à ceux qui passe la frontière à pied. Les camions de marchandises et les véhicules quand à eux sont autorisés à traverser le pont Simon Bolivar de 9 heures du soir à minuit. Toute la journée est marquée par un flux incessant de personnes. 35.000 personnes en moyenne par jour vont et viennent d’un coté et de l’autre de la frontière. Nous avons même eu des pics à 70.000 personnes par jour. Mais ce ne sont pas des gens qui fuient le Venezuela comme les médias essaient de faire croire. De 7 heures du matin à 10 heures du matin, les gens vont du Venezuela en Colombie pour travailler, pour faire des achats, pour voir de la famille. Et à partir de 17h jusqu’á 21h, ils reviennent. C’est une dynamique de frontière.
La migration des vénézuéliens vers…LE VENEZUELA
R.M :Comment la contrebande et les activités mafieuses dans la zone frontalière affectent l’économie du Táchira, et du Venezuela ?
W.G : Deux pays se font face. D’un coté, le pays où le coût de l’essence est le plus cher d’Amérique du Sud, la Colombie. De l’autre, le Venezuela où l’essence est quasiment offerte. Cette situation a amené une informalité et le développement de la délinquance. De nombreuses personnes se sont reconvertit dans la contrebande d’essence, mais aussi d’aliments et de médicaments. Car au Venezuela, l’Etat apporte des subventions sur ces produits pour que tout monde puisse les acquérir. Ce n’est pas le cas en Colombie où les produits alimentaires et pharmaceutiques sont chers. Cela alimente la contrebande.
Cúcuta est l’épicentre des attaques économiques contre le Venezuela, et pas seulement pour la contrebande d’extraction. En 2000, le gouvernement colombien de Andres Pastrana adopta la résolution 8 qui autorise des agences de changes privées à changer le cours du peso le long de la frontière en adoptant une valeur de la monnaie nationale colombienne différente de celle fixée par la Banque Centrale de Colombie. Il y a donc une différence abyssale entre la valeur du peso à Bogota et à Cúcuta. C’est une spéculation organisée contre notre monnaie, le bolivar. En conséquence, le pouvoir d’achat des vénézuéliens a considérablement baissé. Dans la zone frontalière, cette spéculation contre le bolivar a fait explosé les échanges informels et illégaux. Prenons l’exemple de San Antonio, la ville que j’administre. C’est une ville de 66.000 habitants. Mais depuis 2017, nous avons connu une augmentation conséquente de nos habitants. Parce que des gens viennent vivre à la frontière dans le but de s’adonner à différents types de trafic et de pouvoir en vivre. Ils gagnent en peso colombien et le changent au taux du marché noir en bolivar. Ils peuvent gagner en un jour l’équivalent d’un salaire minimum mensuel d’un travailleur vénézuélien en réalisant n’importe quel activité de contrebande, que ce soit l’essence, les aliments ou n’importe quel produit vénézuélien en le revendant en Colombie.
R.M : Peux tu nous parler du trafic de billets de banque vénézuéliens ? C’est assez insolite, et peu de personnes sont au courant hors du Venezuela.
W.G : C’est complétement insolite. Je crois que ça n’existe que sur cette frontière. Tu peux vendre tes billets de banque vénézuéliens en Colombie en réalisant une marge conséquente. Tu retires 100 bolivars à San Antonio, tu traverses le pont Simon Bolivar et de l’autre coté, on t’achète ton billet 150 bolivars, que l’on te reverse par transfert d’argent sur ton compte bancaire. Pourquoi ? Parce que pour les réseaux de contrebandes, il est important d’avoir beaucoup de cash. Leur business ne se règle pas par transfert d’argent ou par argent électronique. Les mafias ont donc besoin de liquide. En conséquence, le billet vénézuélien devient une denrée rare. Si toi, tu veux changer de l’argent colombien en bolivar par exemple, les agences de change colombiennes vont te proposer un taux beaucoup plus avantageux si tu possèdes un compte au Venezuela. Car ils réservent les billets pour les activités criminelles. Les agences de change de Cúcuta ont une responsabilité énorme dans l’hyperinflation que nous connaissons au Venezuela. Néanmoins depuis la restructuration de notre monnaie en aout 2018, certains mécanismes ne sont plus aussi attractifs et la contrebande de billets a baissé.
R.M :Quel est le poids des bandes criminelles, et surtout des paramilitaires colombiens, le long de cette frontière ?
W.G : Cette zone frontalière attire comme des mouches les bandes criminelles et les paramilitaires colombiens. Le contrôle de la zone du coté colombien permet à ces groupes illégaux de constituer un pôle financier pour leurs activités. Il y a des groupes paramilitaires qui sont venus de toute la Colombie pour se battre pour le contrôle de la zone : les Ratrojos, les Urabeños, le Clan del Golfo.
Il y a même des groupes criminels qui se sont constitués du coté colombien à partir de la migration vénézuélienne. La zone frontalière est un terreau propice pour recruter des criminels. De fait, de nombreux jeunes vénézuéliens ont rejoint des groupes paramilitaires colombiens. Il y a deux ans, ces bandes criminelles ont assassiné deux militaires vénézuéliens. Depuis, le Venezuela réalise un travail minutieux pour en finir avec le crime organisé à la frontière.
Le système médiatique a accusé le Venezuela d’augmenter le nombre de militaires à la frontière dans le but d’attaquer la Colombie. C’est un mensonge. Les Forces Armées Nationales Bolivariennes (FANB) ont augmenté leurs effectifs dans cette zone précisément pour empêcher que ces groupes irréguliers s’approprient notre territoire. Car lorsqu’ils s’établissent, augmentent les assassinats, les extorsions, les kidnappings, et toutes les violations des droits de l’Homme auxquelles sont habitués ces syndicats du crime.
R.M : Quels autres types de solutions peuvent être trouvées pour tenter d’enrayer la contrebande d’essence?
W.G : Le pont Las Tienditas est un pont construit par le gouvernement vénézuélien mais qui n’a jamais été inauguré. De fait, il n’est toujours par homologué pour être un point de passage frontalier car il ne dispose par de la présence des autorités douanières, migratoires et sanitaires nécessaires. Pourquoi ? Parce que la Colombie vit de la contrebande de produits qui viennent du Venezuela, et notamment de l’essence. Il faut savoir que tout le nord de la Colombie se fournit en essence vénézuélienne de contrebande. Une loi colombienne (article 19 de la loi 681, publié dans le journal officiel de la République de Colombie le 10 août 2001– NDT) autorise la vente d’essence vénézuélienne de contrebande dès l’instant où les «importateurs» sont déclarés en Colombie et payent des impôts locaux. De plus, lorsque nous avons fermé la frontière en 2015 ou en 2019, la Colombie a été obligé de dévier une partie de sa production destinée à l’exportation vers cette partie du territoire qui se fournit en essence de contrebande. Et donc, les autorités ont commencé à percevoir aussi des impôts sur les stations services.
Le pont Las Tienditas. Devant les containers placés par le gouvernement vénézuélien, les grilles posées par le gouvernement colombien.
Depuis le Venezuela, nous avions décidé d’attaquer les finances des groupes criminelles en ouvrant un grand pont, Las Tienditas, pour que les véhicules colombiens puissent venir faire le plein de ce coté de la frontière. A un prix plus élevé que l’essence subventionné mais qui reste moins cher que le prix de l’essence en Colombie. Sauf que dans ce cas, les villes et certains Etats régionaux colombiens allaient perdre la manne des impôts qu’ils reçoivent soit des contrebandiers légalisés soit des stations essence. C’est pour cela que la Colombie n’a jamais voulu ouvrir le pont Las Tienditas. Bien avant que nous n’installions des containers sur ce pont, la Colombie avait posé des grilles pour que les véhicules ne puissent pas traverser la frontière par ce pont. Cette réalité, malheureusement, aucun média ne la raconte.
R.M : Quel est le rôle d’un maire pour faire face à tous ces fléaux ?
W.G : Ce n’est pas un travail facile. Nous autres, les maires des villes qui se trouvent sur cette frontière, nous ne devons pas seulement nous occuper des problèmes domestiques. Comme les autres maires, nous nous occupons des services publics, des transports, de l’état des routes et de l’éclairage public mais nous devons aussi nous consacrer à des taches quasiment ministérielles. Nous sommes en contact permanent avec les forces armées, avec les organismes de sécurité de l’Etat, nous devons travailler directement avec les organismes internationaux.
La mairie de San Antonio, par exemple, a une alliance avec l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance– NDT) pour nous aider à apporter une aide social aux nombreuses femmes célibataires et aux enfants qui sont arrivés récemment à San Antonio. C’est pour ça que je peux affirmer sans problème que ce qui s’est organisé autour de l’aide humanitaire le 23 février 2019 n’était qu’un show médiatique. Nous avons passé cet accord avec l’Unicef en novembre 2018. Et depuis cette date, nous travaillons avec eux sans problème. L’Unicef importe des kits d’hygiène personnel, un peu comme ceux que voulait faire passer la Usaid en force le 23 février. Sauf que l’Unicef respecte toutes les procédures légales et douanières et offre des caisses de ce kit d’hygiène au Conseil de protection de l’enfance et de l’adolescence de la Mairie de San Antonio qui les répartit à ceux qui en ont besoin. Pas besoin de faire passer cet aide en force comme le prétendaient faire les Etats-Unis et leurs alliés le 23 février 2019.